Racontez ! Peut-être me rappellerais je
quelque image de mon pays,
quelque souvenir déposé
sur mes lèvres,
et que je ne puis exprimer.
Mais je ne me rappelle pas
« les jours de la sérénité ».
Evoquez-les encore, et que leur écho
à mes oreilles parvienne !
Parlez, et que vos paroles réveillent
sur mes lèvres, écho à leur appel strident,
un bruissement à l’unisson
de leur murmure.
Non, il m’est impossible
de faire revivre leur mémoire ;
mais je sais qu’ils sont l’espérance
où s’abreuve encore le monde
qui a nourri mon père.
Lueur ardente au fond des yeux,
accordée à un silence où résonne
l’éclat du poème…
Un propos rapporté par un vieillard…
une vision fugitive… Les heures silencieuses
de la veille : tels sont les auxiliaires
qui en moi font resurgir la Foi !
Ce sont aussi les battements anxieux
des cœurs de chair, et les paroles véhémentes
qui jettent à la volée cette même semence
au ciel des aubes glorieuses.
Moi, je ne me rappelle rien,
mais je sais qu’une moisson d’images
fut jadis semée
sous mes paupières.
*
Racontez-moi mon pays,
ce pays qui semble un rêve
où se perd, où se noie
l’horizon de ma vie.
Parlez-moi des vignes accueillantes
sans fin offertes au regard,
de la terre généreuse fouaillée par les labours
et d’où le vert toujours ressurgira …
Le soleil danse de joie quand vient
l’heure de s’étendre sur elle
et les oiseaux à sa vue
accordent soudain leur chant.
Parlez-moi des nids au creux humide
de l’arbre, malmenés par la saison qui souvent
les disperse aux quatre vents…
du bruissement des mûriers
dans la cour de la maison, du parfum enfin
des mille et un aromates, ornements
des hautes pentes de nos vivantes collines.
Racontez-moi ! Car mon cœur
est une aire vide. Ecoutez-le soupirer,
se languir de la caresse des épis !
Remplissez ce lieu absent d’histoires
de mon pays : de ces histoires qui recèlent
plus d’or encore que les chansons.
Réveillez mon souvenir ! Et sachez qu’après un siècle,
je ne me trouverai toujours pas rassasié
par les rappels instants de la mémoire.
*
La voix des collines s’enroue
au fond de votre gorge : la nuit
doit avoir blessé
son écho.
Les champs piqués d’amandiers
sont devenus des sanglots
dont la tristesse vous paraît comme allégée
par l’habitude du malheur.
Les fiers épis du maïs brillent
dans vos yeux où s’irise une larme
vierge qui pleure sur l’oubli des jours.
Est-il vrai que l’éloignement
soit l’allié de l’oubli, que ce refuge ancien
où s’abritaient les miens ne soit plus
l’objet de l’amour ?
Je le jure, par les épreuves qui jalonnent
le chemin de notre Histoire !
Son appel reste une source
tout au fond de notre cœur.
Et si nous ne respirons plus
les bouffées de son parfum,
si nous ne recueillons plus
la rosée de son chant,
au moins nous désaltérerons-nous de loin,
à petites gorgées, de cette onde accordée
par la bouche du vent qui de haut a conduit
au-dessus de lui sa course.
Je le jure par le pain,
par l’espoir qui tient au ventre affamé,
lacéré par l’attente !
Je le jure par la nuit
qui fait ombre à nos jours,
accueillante à des coeurs rendus
exangues par le deuil !
Ainsi nous aurions jeté nos espérances
en un puits de ténèbres ! nous aurions
expectoré cette vie de douleurs,
Ô Douleur !
Racontez ! Peut-être alors mon désir
retrouvera sa pleine ardeur. Peut-être
en moi le volcan assoupi se chargera
d’un poison inconnu.
Parlez-moi ! Remplissez mon âme
d’un feu qui brûle. Parlez ! Peut-être
ma blessure alors se mettra à parler
à son tour.
Une voix clame en moi, torturé
par l’absence : « Ô fils, il est temps
de te jeter dans l’action… »
Une voix qui appelle au secours,
voix issue de la terre :
« Ô toi, l’accablé, avance ! »
Une voix qui ébranle mes côtes…
Voix qui porte en elle la charge entière
du souvenir, voix qui porte une moisson
d’épis empoisonnées…
Ô toi qui sais si bien raconter,
ne parle plus. Il suffit à mon âme
d’être enfin devenue l’une des rouges braises
du feu de l’Enfer !
Ne me blâme pas ! La haine a allumé
l’incendie dans mon sang
et le cri de ma douleur prend consistance
en roulant dans mes veines.
Ne me blâmez pas ! C’est ma terre !
et elle pleure ! Pourrais-je supporter
de me taire ! C’est ma mère et elle souffre !
Je suis à moi tout seul une génération !
Bien d’autres portent en eux le feu de la révolte
et nous nous sommes tous promis d’aller ensemble,
tous promis d’avancer !
Chacun de nous à ce feu s’est durci,
chacun est prompt aux actes de colère
et chacun crie : ” Nous sommes à nous tous
le baume ardent, ami de la blessure… »
Traduit de l’arabe par René Rizqallah Khawam
in, « La poésie arabe »,
Editions Phébus (Libretto), 1995