L’enfant réfugié-Mahmoud Darwich

Racontez ! Peut-être me rappellerais je

quelque image de mon pays,

quelque souvenir déposé

sur mes lèvres,

et que je ne puis exprimer.

Mais je ne me rappelle pas

« les jours de la sérénité ».

Evoquez-les encore, et que leur écho

à mes oreilles parvienne !

Parlez, et que vos paroles réveillent

sur mes lèvres, écho à leur appel strident,

un bruissement à l’unisson

de leur murmure.

Non, il m’est impossible

de faire revivre leur mémoire ;

mais je sais qu’ils sont l’espérance

où s’abreuve encore le monde

qui a nourri mon père.

Lueur ardente au fond des yeux,

accordée à un silence où résonne

l’éclat du poème…

Un propos rapporté par un vieillard…

une vision fugitive… Les heures silencieuses

de la veille : tels sont les auxiliaires

qui en moi font resurgir la Foi !

Ce sont aussi les battements anxieux

des cœurs de chair, et les paroles véhémentes

qui jettent à la volée cette même semence

au ciel des aubes glorieuses.

Moi, je ne me rappelle rien,

mais je sais qu’une moisson d’images

fut jadis semée

sous mes paupières.

*

Racontez-moi mon pays,

ce pays qui semble un rêve

où se perd, où se noie

l’horizon de ma vie.

Parlez-moi des vignes accueillantes

sans fin offertes au regard,

de la terre généreuse fouaillée par les labours

et d’où le vert toujours ressurgira …

Le soleil danse de joie quand vient

l’heure de s’étendre sur elle

et les oiseaux à sa vue

accordent soudain leur chant.

Parlez-moi des nids au creux humide

de l’arbre, malmenés par la saison qui souvent

les disperse aux quatre vents…

du bruissement des mûriers

dans la cour de la maison, du parfum enfin

des mille et un aromates, ornements

des hautes pentes de nos vivantes collines.

Racontez-moi ! Car mon cœur

est une aire vide. Ecoutez-le soupirer,

se languir de la caresse des épis !

Remplissez ce lieu absent d’histoires

de mon pays : de ces histoires qui recèlent

plus d’or encore que les chansons.

Réveillez mon souvenir ! Et sachez qu’après un siècle,

je ne me trouverai toujours pas rassasié

par les rappels instants de la mémoire.

*

La voix des collines s’enroue

au fond de votre gorge : la nuit

doit avoir blessé

son écho.

Les champs piqués d’amandiers

sont devenus des sanglots

dont la tristesse vous paraît comme allégée

par l’habitude du malheur.

Les fiers épis du maïs brillent

dans vos yeux où s’irise une larme

vierge qui pleure sur l’oubli des jours.

Est-il vrai que l’éloignement

soit l’allié de l’oubli, que ce refuge ancien

où s’abritaient les miens ne soit plus

l’objet de l’amour ?

Je le jure, par les épreuves qui jalonnent

le chemin de notre Histoire !

Son appel reste une source

tout au fond de notre cœur.

Et si nous ne respirons plus

les bouffées de son parfum,

si nous ne recueillons plus

la rosée de son chant,

au moins nous désaltérerons-nous de loin,

à petites gorgées, de cette onde accordée

par la bouche du vent qui de haut a conduit

au-dessus de lui sa course.

Je le jure par le pain,

par l’espoir qui tient au ventre affamé,

lacéré par l’attente !

Je le jure par la nuit

qui fait ombre à nos jours,

accueillante à des coeurs rendus

exangues par le deuil !

Ainsi nous aurions jeté nos espérances

en un puits de ténèbres ! nous aurions

expectoré cette vie de douleurs,

Ô Douleur !

Racontez ! Peut-être alors mon désir

retrouvera sa pleine ardeur. Peut-être

en moi le volcan assoupi se chargera

d’un poison inconnu.

Parlez-moi ! Remplissez mon âme

d’un feu qui brûle. Parlez ! Peut-être

ma blessure alors se mettra à parler

à son tour.

Une voix clame en moi, torturé

par l’absence : « Ô fils, il est temps

de te jeter dans l’action… »

Une voix qui appelle au secours,

voix issue de la terre :

« Ô toi, l’accablé, avance ! »

Une voix qui ébranle mes côtes…

Voix qui porte en elle la charge entière

du souvenir, voix qui porte une moisson

d’épis empoisonnées…

Ô toi qui sais si bien raconter,

ne parle plus. Il suffit à mon âme

d’être enfin devenue l’une des rouges braises

du feu de l’Enfer !

Ne me blâme pas ! La haine a allumé

l’incendie dans mon sang

et le cri de ma douleur prend consistance

en roulant dans mes veines.

Ne me blâmez pas ! C’est ma terre !

et elle pleure ! Pourrais-je supporter

de me taire ! C’est ma mère et elle souffre !

Je suis à moi tout seul une génération !

Bien d’autres portent en eux le feu de la révolte

et nous nous sommes tous promis d’aller ensemble,

tous promis d’avancer !

Chacun de nous à ce feu s’est durci,

chacun est prompt aux actes de colère

et chacun crie : ” Nous sommes à nous tous

le baume ardent, ami de la blessure… »

Traduit de l’arabe par René Rizqallah Khawam

in, « La poésie arabe »,

Editions Phébus (Libretto), 1995