Carnet de bord, Chant/champs libre
Texte dédié aux mémoires de :
- Semira Adamu,
- Pascal Marchand,
- au collectif contre les expulsions (1998),
- à tous les collectifs sans papiers et contre les camps de rétention qui continuent la lutte aujourd’hui.
Texte | Maïa Chauvier |
Aide à l’écriture | Frédéric Thomas |
Survivre. Par des chants discontinus. Raconter ; être ce témoin qui a vécu ou n’a pas vécu.
Née sur un territoire qui n’existe pas, morte quand on ne trouve pas les détours.
Être parmi les histoires clandestines sans grand H, sans frontières.
Des contagions c’est tout….
Être parmi les flammes fragiles sous les pluies artificielles, les grandes machines escortées de boucliers et de matraques avançant, carnivores de visages en plein jour.
Une nuit, être parmi les torches qui percent l’isolement des camps quand de l’intérieur, on entend les cris « liberté »
Cela se passe ici, cela se passe ailleurs, hier et aujourd’hui des barbelés, des foulards qu’on agite derrière des fenêtres…
Alors ils ont rompu le silence, le cri ne suffisait plus, il lui fallait le geste…
Ils ont brisé les barbelés. Pas tous/pas toutes. D’autres étaient dans des cellules en isolement total.
Ils ont couru à travers les champs, L’instant resplendissait.
Ils ont migré,
Où sont-elles, où sont-ils dans quel pays, quelle importance ?
Ils et elles sont nés tant de fois, avec des noms multiples, devenus innommables.
Espérer qu’ils balafrent les nations, qu’ils leur échappent,
Espérer sans espoir. Les évasions sont rares…
S’appeler tant de noms qu’on a oubliés.
…
Et puis il y a les rencontres, les paysages qui nous marquent ou nous accompagnent.
Les départs venus trop tôt.
Les noms qui vivent en nous.
Des corps qui battent la nécessité du bord du monde de témoigner.
Sans avoir été les témoins. Parfois même nous sont-elles restées inconnus.
Cette voix sans visage qui résonnait au bout du fil…
Jamais vue, juste entendue…lue dans ses lettres.
Elle est cet appel sourd, elle a un nom, elle porte d’autres noms restés derrière les grillages, elle leurs donne la force de résister…elle rêve de porter des chants, elle a vingt ans, Son nom à elle, apparaîtra sur les premières pages des journaux pour un jour y disparaître définitivement.
Sémira Adamu
Belgique, 22 septembre 1998 – stop.
Sémira Adamu, 6ème tentative d’expulsion- stop.
Les gendarmes filment – stop.
Dans l’avion, elle, assise, chantonne quelque chose – stop.
Menottée, seule, elle chantonne – stop.
Ecran noir – stop.
Sa tête maintenant écrasée dans un coussin ; elle, pliée en deux – stop.
Ils la tiennent la maintiennent un genou sur son dos – stop.
Ils la tiennent la maintiennent un genou sur son dos – stop.
Cela dure encore cela dure toujours – stop.
Ils plaisantent regardent si d’autres passagers arrivent – stop.
Ils plaisantent – stop.
L’un d’eux se pince le nez – stop.
Ils vaporisent un spray – stop.
[Le procès-verbal indique que la victime a déféqué dans son pantalon – réaction normale face à la peur et à la douleur. Forme également de résistance pour empêcher l’expulsion]
Mais ils la maintiennent toujours – stop.
Sa tête écrasée dans un coussin on ne voit pas son visage – stop.
On ne voit pas son visage – stop.
Écran noir sur fond noir – stop stop.
Palais de justice, une grande salle,
Unique témoin en dehors des tueurs ; une sordide vidéo…l’indicible assassinat.
Ils étaient douze.
La salle est peuplée de gendarmes, ils essayent de bloquer l’entrée.
Le sourire en coin, persuadés de sortir impunis…
Quand les images commencent, les pleurs étranglés de son amie déchirent le silence.
Les images durent, insupportables. Elles disent tout, on pourrait arrêter l’audience.
Voir le visage de Semira Adamu, elle chantait doucement, entourée des gendarmes, menottée, avant qu’on ne lui mette la tête enfouie dans un coussin.
Leurs rires, leurs blagues pendant qu’ils la tuent appuyés sur elle, dans la froideur scientifique la plus totale…pour eux le geste est banal. Ils sont munis d’un parfum vaporisateur pour faire partir les odeurs de défécation en cas d’étouffement. Ils font leur travail, voyez-vous ?
On ne peut pas décrire ce qui traverse nos corps et nos pensées quand nous observons que nous sommes dans une salle entourée de ce qui auraient pu être des gardiens de camps de concentration.
On ne peut pas décrire ce qui traverse nos corps et nos pensées quand pour quelques mottes de terre, quelques grillages saccagés, quelques billets de bus non payés, nous nous retrouvons sur le banc des accusés avec les titres de « malfaiteurs », de « terroristes », de « bandes organisées militairement »… et que ces gendarmes là aujourd’hui continuent tranquillement leur travail.
On ne peut pas décrire ce qui traverse nos corps et nos pensées quand un homme se retrouve dix jours au trou en grève de la faim avec grève de la soif imposée pendant trois jours pour avoir empêché l’expulsion de soixante tziganes (rrom) par charter marqués comme du bétail.
On ne peut pas décrire ce qui traverse nos corps et nos pensées, quand aujourd’hui, tout se poursuit,
On ne peut pas décrire nos corps et nos pensées portant les disparu-es encore vivant-es
On ne peut pas décrire ce qui traverse nos corps et nos pensées quand nous savons que cela est, que cela fait partie de cet état nation et de tout ce qui le compose…
On ne peut pas décrire ce qui traverse nos corps et nos pensées…
Juste garder le pays du refus.
Ils peuvent garder leur foire de la peur. Leurs lois surgelées.
Qu’ils s’en jettent plein la figure …
Qu’ils y congèlent …
La glace ça fond sous la chaleur… et quand ça fond… ça disparaît…
Je retiens ma respiration… et je sens celle de mes compagnons à côté de moi…